Coupure

Rupture du tracé théorique : une conséquence du tournant intermédial : l’hypothèse de la remédiation du cinéma par le livre gravé.

Un geste de traçage théorique ne se conçoit pas sans rupture du tracé. Tout traçage suppose au moins une coupure du tracé, c’est ce que rappelle Philippe Roy dans son article consacré au geste cinématographique 1. Un tracé théorique peut donc opérer par fractures et passer d’un plan à un autre plan (le saut théorique). Ainsi en va-t-il du passage 2 du plan sémiotique au plan médiatique. Analyser un texte en tant que média et non plus seulement en tant que système de signes (ou système symbolique pour reprendre l’appellation de Goodman) entraîne vers d’autres découvertes, d’autres évaluations. Tout simplement, on ne regarde pas de la même façon un objet médiatique et un objet sémiotique, on ne le lit pas au même niveau. Le texte consacré à Par Les sillons de Vincent Fortemps repose sur une approche sémiotique (la lecture-analyse y passe allègrement du calque au tracé) de l’image qui y est traitée comme un équivalent textuel.

Dans le texte qui suit, je regarde le livre Après la mort, après la vie en le considérant comme un objet médiatique complexe conçu du point de vue du champ de l’intermédialité 3.

Les usages multi-média de l’image induisent des pratiques mixtes. C’est un fait que n’importe quel utilisateur des nouvelles technologies appréhende sans même plus nécessairement s’en rendre compte. Texte, image fixe, vidéo, tout cela se retrouve mixé sur les blogs ou sur les réseaux sociaux et les écrans de relais sont multiples qui vont du smartphone ou iphone en passant par l’écran de l’ordinateur portable, de la tablette, etc. Dans le champ théorique, au début des années nonante, une nouvelle façon d’envisager les mixités médiatiques est apparue. On a désigné cette nouvelle discipline du nom de l’intermédialité.

1.1 Une typologie des relations intermédiatiques selon Irina O. Rajewsky

Pour dire les choses simplement, l’intermédialité étudie le phénomène de rencontres et de croisements entre les médias. Sans prétendre à l’exhaustivité, Irina O. Rajewsky3 (Rajewsky, 2005, n.p.) propose de répartir en trois cas, les relations qui peuvent se nouer entre ceux-ci : la transposition médiatique, la combinaison médiatique et la référence intermédiale. La transposition concerne essentiellement les adaptations. La combinaison concerne toutes les pratiques médiatiques qui mixent les médias : bande dessinée, opéra, multimédia, performances, installations, livres illustrés et autres pratiques intermédiatiques. La référence intermédiale concerne les cas où le média renvoie à une technique propre à un autre média, un roman utilisant l’idée du travelling, par exemple, comme dans le premier paragraphe du Château de Kafka quand le mouvement de la phrase s’achève vers un ciel vide, mais aussi l’ekphrasis qui est la description littéraire d’une œuvre d’art ou bien un film dont les images sont composées comme une peinture (c’est souvent le cas chez Antonioni, entre autre), etc.

Dans un premier temps, on serait tenté de classer le livre gravé APLM, APLV dans la troisième catégorie, le livre ferait référence au cinéma. Mais, à mon avis (et à celui d’Adolpho), notre projet va bien au-delà d’un simple renvoi au cinéma. Il est un acte intermédial qui combine deux médias, le cinéma d’une part, la bande dessinée d’autre part. Ne pourrait-on préciser quelque peu le sens de cette combinaison ?

1.2 Une remédiation du cinéma par le livre gravé : gravure toujours jeune

Plus précisément, il s’agirait d’une remédiation, terme proposé par Jay David Bolter et Richard Grusin. Selon les deux auteurs, la remédiation est le propre de l’ère des nouveaux médias digitaux et caractérise la manière par laquelle les nouveaux médias remodèlent les formes médiatiques qui les ont précédés (Bolter, Grusin, 1999, p. 273).

La raison de la remédiation est essentiellement l’amélioration du média de façon à le rendre plus performant. Cette amélioration procède selon deux stratégies opposées. L’une rend invisible le média, par exemple on passe à la 3D parce que cela semble « plus vrai ». C’est la stratégie de la transparence. L’autre opacifie le média en attirant l’attention du public sur les améliorations techniques, les gadgets qui font que la 3D, c’est mieux que la 2D. L’oscillation entre les deux stratégies ne s’explique pas nécessairement facilement. Dire les raisons pour lesquelles un média se fait oublier ou au contraire s’affirme est extrêmement délicat. Sans compter que le temps passant les techniques s’usent, bref la perception du média se transforme. Bien entendu, il peut paraître bizarre, pour le moins, de dire que les nouveaux médias remodèlent le cinéma pour l’améliorer à travers un livre gravé. Quel rapport y aurait-il entre un récit gravé de bande dessinée et les nouveaux médias digitaux ?

Pourtant, si à la suite de Henri Vanlier, on définit la bande dessinée comme un nouveau média du vingtième siècle qui se caractérise par son aspect de « multicadre aéronef, fait habituellement de cadres juxtaposés, mais parfois aussi de sous-cadres » (Vanlier, 1988, n.p.), cadres flottant dans le blanc de la page, on perçoit bien quelques similarités entre les médias digitalisés et la bande dessinée. Les nouveaux médias disposent aussi des cadres, des fenêtres flottantes sur la surface de leurs écrans.

Toutefois, impossible ici de ne pas évoquer ne serait-ce que brièvement les différences répertoriées par Yves Jeanneret qui doivent bémoliser quelque peu une telle comparaison (Jeanneret, 2007, n.p.). Selon Jeanneret, il faut tout d’abord envisager les catégories de page et d’écran dans leur historicité. Page et écran ont des histoires très différentes, trop pour qu’on puisse les assimiler l’une à l’autre aussi facilement. Ensuite il faut saisir les différents niveaux de pertinence de ces catégories qui jouent sur plusieurs axes : texte, support, objet, processus de communication. Ainsi, il faut bien distinguer les dispositifs techniques et les formes d’écritures quand bien même ces dernières ne peuvent être envisagées sans être reliées aux premiers. Que ce soit sur le plan historique, que ce soit sur le plan des dispositifs et des écritures, les différences sont tranchées. L’analogique n’est pas le numérique. La trace n’est pas le bit, la page n’est pas l’écran (elle n’est pas affichée sur le papier, mais dessinée), etc. Et enfin comme le résume Maria Giulia Dondero dans sa recension de l’article, en ce qui concerne la page sur l’écran : « du côté technique, on est face à une formalisation logique reposant sur une série de couches logicielles, du côté sémiotique, on est face au trompe-l’œil de formes héritées des cultures médiatiques tel l’imaginaire de la « culture éditoriale », qui expliquent la permanence du rôle de la page dans la mise en forme du texte électronique. » (Dondero, 2008, n.p.).

Moyennant ces réserves sur une transposition trop rapide et trop naïve de la page à l’écran, on ne peut pas nier cependant que la bande dessinée et les nouveaux médias se ressemblent tous deux si l’on prend pour critère les cadres et les fenêtres flottantes. Et si l’on accepte de concevoir cette ressemblance plutôt sur le plan métaphorique que conceptuel. De plus, comme le rappellent Elsaesser et Hagener, l’étymologie du mot « digital » évoque la main et ce qui la caractérise le mieux, les empreintes digitales (Esaesser, Hagener, 2011, p.216). La main est un outil que ne délaissent pas les nouveaux médias. Que ce soit le joystick ou l’écran tactile, la main autant que l’oeil est devenue un outil clé du dispositif médiatique. Or, s’il y a bien une pratique qui met en jeu la main, c’est la bande dessinée et le récit gravé de façon encore plus claire. Sans même vouloir forcer le trait ni jouer avec des comparaisons hasardeuses, on commence alors à percevoir l’air de famille que le récit gravé peut entretenir avec les nouveaux médias.

De cette homologie, on pourrait très bien tirer l’hypothèse selon laquelle, à travers le livre gravé, un nouveau média (la bande dessinée) remodèle le cinéma, le rend plus haptique qu’optique, le digitalise par le biais physique et concret du recours à la main. La main partout présente dans le livre APLM, APLV souligne l’importance du sens tactile, par exemple, page 4, case 1, ce sont des mains qui ouvrent les rideaux d’une boîte qui fait songer aussi bien à un théâtre miniature qu’à un écran d’ordinateur incorporé dans un boîtier.

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Mais il faut oser franchir un nouveau pas dans le direction de ce qui n’est encore qu’implicitement suggéré. Plus haut, j’ai rappelé que l’ère numérique avait affecté le cinéma de façon irrévocable. Ce à propos de quoi, tout le monde s’accorde. Allons plus loin. Disons clairement que non seulement le cinéma s’en trouve affecté, mais l’ensemble des médias également, et c’est un truisme de le dire. Il faut évoquer ici la pratique du livre telle qu’elle a lieu à l’ère de la reproductibilité numérique. Tout livre connaît désormais un moment digital, même un livre de gravure. Le livre n’est-il pas « monté » à l’écran sur le logiciel de mise en page. Il est remarquable que depuis quelques années le terme de « montage » soit utilisé dans ce sens bien particulier. Par conséquent, l’homologie du livre et de l’écran s’en trouve renforcée. Il y a bien un moment où la page du livre s’inscrit dans la fenêtre de l’écran.

L’hypothèse que je formule dès lors est la suivante. A l’ère du numérique, l’ensemble des médias vivent un moment de profonde transformation. Cette transformation a lieu de façon dynamique à travers les médias et dans les relations qu’ils tissent entre eux. De ce fait, il n’est pas étonnant qu’un livre de bande dessinée usant de la gravure sur bois remédie le cinéma en le digitalisant à sa façon, si l’on accepte cependant de considérer la digitalisation sous l’aspect d’un phénomène plus large que la seule numérisation ou la seule conversion électronique des signes. La main partout présente dans le livre serait le signe même de cette remédiation.

Le livre, outre qu’il aurait exprimé le dialogue entre deux artistes, prendrait également acte de la transformation médiatique en cours montrant combien un outil technologique aussi ancien que la gravure sur bois peut toujours participer au débat technologique des relations intermédiatiques. Vu sous cet angle, la gravure sur bois loin d’être un outil ancien et révolu acquiert soudain le statut de la nouveauté technologique, gravure toujours jeune comme aurait pu dire Ensor.

1.3 Le cadre et la fenêtre, le récit gravé lu du point de vue d’une théorie cinématographique.

Dans leur re-formulation de la théorie cinématographique, Elsaesser et Hagener rendent au corps et aux sens toute l’importance qu’ils ont dans le dispositif cinématographique. Pour dépasser les anciennes oppositions binaires comme celle qui opposait le formalisme au réalisme, les deux auteurs proposent de développer leur réflexion en l’articulant à partir d’une série de couplages : cadre vs fenêtre, porte vs seuil, miroir vs visage, vision vs regard, peau vs toucher, acoustique vs espace et enfin cerveau vs esprit. Mon propos n’est pas de répéter leur analyse, mais je voudrais montrer ici que si remédiation il y a dans le cas du livre APLM, APLV, l’analyse qui consisterait à favoriser le couplage cadre vs fenêtre ne serait pas vaine. Pourquoi ce couplage ? Je pense qu’il permet d’articuler le rapport de la page à l’écran tout simplement. Mais aussi, ce contraste peut aider à situer la position qu’Adolpho et moi nous avons symboliquement prise dans le débat intermédiatique.

Dans la théorie du film, c’est l’écran qui est conçu tantôt comme cadre tantôt comme fenêtre. Dans le livre, ce sont les cases. On peut repérer des moments où les cases fonctionnent comme des fenêtres et d’autres où elles fonctionnent comme des cadres. Dans les paragraphes qui suivent, je m’inspire largement de ce que disent à ce sujet Thomas Elsaesser et Malte Hagener.

D’un point de vue paradigmatique, la fenêtre s’inscrit dans une série de catégories qui toutes se relancent l’une l’autre. La fenêtre serait de l’ordre du voir car on voit à travers elle le monde (qu’il soit réel ou imaginaire). Si je regarde par la fenêtre, je ne la vois pas, elle tend à devenir transparente, effaçant dès lors la présence du média. Elle stimule l’illusion de la présence d’un monde. Elle attire de ce fait l’attention sur la représentation de ce que montre l’image. Ouverte sur le monde, la fenêtre tend à immerger le spectateur dans ce qu’il regarde, dans le monde diégétique (le monde de ce qui est raconté), et l’incite à le toucher du regard, à y participer, le rendant actif par cela-même, favorisant une proximité avec ce qui est représenté. La fenêtre suggère encore que le monde existe au-delà, à l’extérieur de la perspective qu’elle donne à voir. La fenêtre situe une partie du monde, elle établit une continuité entre l’intérieur et l’extérieur, elle participe au monde naturel en ce sens. La fenêtre s’oppose au montage dans cette mesure : elle ne monte pas un monde, au contraire, dans le monde, elle montre le monde.

Tout différent serait l’accent mis sur le cadre. Le cadre, c’est ce qui se rend visible et que l’on regarde, comme les cadres dans la peinture ancienne. Dans la mesure où le cadre par sa présence ostensible rompt la fluidité avec le dehors, le monde réel ou imaginaire, il tend à opacifier l’image, il en souligne le côté artificiel. Mieux, il inviterait à revenir sur la conception fabriquée de l’image, sur l’image-support de la représentation plutôt que sur la représentation. Il mettrait donc en évidence la réflexivité de l’image. Il rendrait visible la spécificité du média. Le cadre serait du côté du montage, du cadrage, de l’absence de couleur, de l’absence de parole. Il poserait une distance entre l’image et le spectateur. Le cadre stimulerait la conception d’un monde conçu à l’intérieur du cadre et n’existant que parce que le cadre le cadre. L’image-cadre imposerait son monde fermé à un spectateur passif qui le contemple, passif parce que séparé de la représentation mise à distance.

Si l’on met bout à bout les oppositions fenêtre vs cadre, on obtient une série de tensions entre : voir vs regarder, média transparent vs média opaque, illusion vs réflexivité, naturel vs artificiel, proximité vs distance, ouvert vs fermé, actif vs passif, intérieur vs extérieur et enfin participer vs contempler. Si on applique cette tension fenêtre vs cadre aux cases du récit gravé, on s’aperçoit qu’en réalité la situation est plus compliquée que le distinguo le suggère car les cases ont tendance à fonctionner tantôt comme des cadres tantôt comme des fenêtres. Situation qui fait penser au problème des médias transparents ou opaques évoqués par Bolter et Grusin (cf. supra).

Cette ambivalence de la fenêtre et du cadre, j’en vois l’expression dans un tressage de motifs dont la relation qu’ils entretiennent entre eux me paraît ici éloquente. Le motif du changement d’échelle, un petit personnage dans le même espace qu’un grand personnage, renverrait à la position du lecteur aussi bien qu’à la position d’un spectateur. Que ce motif soit en rapport direct avec le débat intermédiatique en voici les preuves :

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– Dans la confrontation entre les deux ordres de grandeur, si l’on se représente le point de vue du personnage le plus grand sur le personnage plus petit, cela correspond à la situation de lecture. Cette situation nous est montrée à la page 9. Non seulement, on voit des personnages en train de lire, mais de plus la vue subjective de la dernière case fait se conjoindre le regard du lecteur avec le regard du lecteur dans le livre.

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– Si, inversement, on se représente le point de vue du personnage plus petit, on se trouve alors dans la situation du spectateur qui regarde un film au cinéma. Dans ce cas, chacun qui a fréquenté un cinéma sait que l’on se sent minuscule devant l’écran et que les personnages du film paraissent des géants (raison pour laquelle un film vu au cinéma ne peut être le même film vu sur l’écran de la télévision ou de l’ordinateur, encore moins l’écran du smartphone).

– Que cette situation soit reliée au cinéma, la case qui montre les deux personnages du Docteur A et de l’Infirmier O sur un banc d’école sous un spot tel que ceux que l’on utilise sur les plateaux de tournage le dit très bien. Rappelons que cette case est une variation de la case qui montre les mêmes deux personnages sous le regard d’une femme géante assise à la table sur laquelle ils se tiennent.

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L’hypothèse selon laquelle le livre aurait « intériorisé » la logique écranique s’en trouve quelque peu étayée. Bref, la remédiation serait bien active dans le livre. Dans le même ordre d’idée, si la logique cinématographique est en œuvre dans le livre à travers la notion d’écran, cela autoriserait à lire les cases selon la double typologie du cadre et de la fenêtre. Voici quelques exemples d’une telle lecture. Si je m’attarde à la case 4 de la page 8, je constate que la case se donne comme une fenêtre dans la mesure où elle propose d’entrer dans la profondeur du monde imaginaire du livre.

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Cependant mon regard tout en pénétrant ce monde est ramené à l’artifice quand je m’aperçois que la fenêtre dessinée et gravée que je vois correspond à la grille de la mise en page de la page que je regarde à présent. Que cette fenêtre doive être mise en relation avec la mise en page, j’en ai la preuve sur la page suivante, page 9, puisque ce que regardent les lecteurs que j’aperçois de dos, c’est un livre dont la double page correspond en tout point à la grille de la page.

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Ou bien. La case 2 de la page 5 est une fenêtre sur un monde quasi abstrait, monde de faible profondeur qui empêche mon regard de le pénétrer. La fenêtre tend à coïncider avec le cadre. La partie du monde qu’elle me montre m’y ramène par l’effet de latéralisation des bandes blanches ainsi que par le jeu de la bande horizontale répétant dans l’image l’horizontalité des deux longueurs. Le monde symétrique qu’elle me fait voir me repousse vers les bordures de la fenêtre.

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Enfin le cas le plus troublant est celui de la case complètement noire où je vois une nuit profonde et totale et dans le même temps je suis brutalement ramené au plan de la page, par exemple à la page 26.

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La théorie cinématographique du cadre et de la fenêtre permet ainsi de décrire deux types de logiques radicalement différentes qui engagent toutes les deux des perceptions antagonistes faisant basculer le récit entre participation et distanciation, entre transparence et opacité, entre l’effacement du média (apparaissant comme naturel, transparent, invisible) et son affirmation (apparaissant comme artificiel, réflexif, opaque).

Sans cesse je bascule de l’optique à l’haptique, d’un regard tout en distance à un regard qui touche le monde représenté. Si l’hypothèse est juste selon laquelle le livre gravé APLM, APLV est une remédiation qui digitalise le cinéma au sens élargi du terme, on peut suggérer que par le biais de ce basculement optique vs haptique, il s’agirait de faire toucher une nouvelle réalité du regard. Un regard qui toucherait ce qu’il regarde tout en regardant serait ce type de regard mis en scène dans le livre à la page 22 où l’on voit une main plier une feuille de papier, et la plier comme s’il s’agissait aussi d’une caresse soulignant ainsi la dimension tactile du geste et invitant le lecteur à toucher de l’oeil la page. L’oeil et la main se combinent pour susciter une nouvelle sensibilité visuelle-tactile.

2. Montage vs découpage, un débat intermédiatique

Tous deux, découpage et montage, sont des actes qui consistent à mettre en ordre les images. Cependant le premier le fait selon une logique de mise en page et de succession paginale étalée dans l’espace du livre tandis que l’autre le fait dans une logique de succession de photogrammes étalés dans la ligne du temps du logiciel de montage. Il y aurait, en toute apparence, une incompatibilité totale entre montage et découpage.

Toutefois, que la fabrication du récit dans un livre soumis à la logique du découpage se donne sous l’aspect du montage matérialise l’idée du récit vécu comme acte cinématographique d’une part et d’autre part induit un jeu métonymique qui illustre parfaitement le débat intermédiatique ayant lieu dans le livre, le montage, et non le découpage, se donnant pour origine du récit. Ainsi, la Steinbeck se donne comme partie du tout qu’est le livre ou pour le dire autrement, la table de montage se donne pour la cause de l’effet qu’est le livre. Ainsi l’écran se donne comme partie du tout qu’est la page, hypothèse d’autant plus plausible si l’on s’avise que la page jouxtant à droite l’image gravée du monteur montre une case entièrement noire, case qui évoque forcément dans ce contexte cinématographique la notion d’écran noir qui caractérise on le sait le cinéma. La lecture se donnerait dès lors comme une spectature 4, le lecteur comme un spectateur. L’histoire de la fabrication du film se donnant aussi comme l’histoire de la fabrication du livre, il suffit pour s’en convaincre de constater que l’image de droite sur l’écran de la Steinbeck montre l’encrage d’une plaque de gravure. Entre le rouleau encreur et les rouleaux de pellicule posés sur leur axe par l’effet de la circularité agissante s’établit une équivalence, l’un se rapportant à l’autre et vice versa.

Mais ce n’est pas tout, que le dialogue entre le Docteur A et l’Infirmier O soit bien également un débat intermédiatique, nous en avons la preuve visible. Sur l’écran de gauche, le personnage à droite de l’image regarde dans la direction du personnage en train de monter le film. Or l’axe qui relie les deux regards traverse l’écran montrant l’encrage d’une gravure. De plus le personnage sur l’écran qui regarde dans la direction de cet axe porte au cou un appareil photographique. On sait la place qu’occupe la photographie dans les théories de la spécificité cinématographique, elle en est l’origine ni plus ni moins, Siegfried Kracauer, par exemple, introduit sa théorie du film en consacrant d’abord un chapitre entier à la photographie (Krakauer, 2010, p.29).

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Une tension s’établit par conséquent entre récit gravé et récit filmé à travers le dialogue muet qui paraît se tenir entre les deux personnages. Une telle tension est encore renforcée si l’on s’attarde à la forme zigzaguante des bandes de pellicule, forme qui se répète sur l’axe des regards dialoguants. Si l’on prend pour point d’ancrage de la forme la base du menton du personnage et que l’on suit une ligne jusqu’à la base du nez et puis de cette base à la pointe du nez et puis de cette pointe au côté droit du rouleau sur l’écran et puis vers le côté gauche du rouleau pour remonter vers le nez du personnage sur l’écran, on s’aperçoit que ce rythme visuel répète à l’identique le rythme visuel suggéré par la forme de la pellicule positionnée selon un jeu de relais constitué d’axes verticaux qui brisent sa linéarité et lui confèrent cette allure rythmique. Se renforce ainsi la tension d’une lecture alternative et alternante : cette forme zigzaguante induit l’idée d’une lecture filmique des images gravées, d’une spectature autrement dit.

La liaison des images se donnant pour modèle la pellicule cinématographique, donc le montage. Mieux encore, le double écran renvoie à la mise en page du livre et par extension au découpage. Un débat très actif est de la sorte mis en scène entre montage et découpage. L’origine du récit dévoile sa nature ambivalente, la mixité de son ethos pour parler dans les termes de la pragmatique textuelle. La pellicule renvoie aussi au motif récurrent dans le livre des rails de chemin de fer. Chemin de fer qui en soi constitue une réduction métonymique du cinéma, on sait l’importance de ce thème dans le cinéma aussi bien que la raison de cette présence. Le train renvoie à l’origine du cinéma et à la fameuse « entrée en gare de la Ciotat » des frères Lumière. En tant que machine en mouvement, la locomotive incarne et figure adéquatement le film comme le montre Le mécano de la Général, par exemple. Enfin, les rails sont un outil cinématographique qui permet de réaliser des mouvements propres au cinéma.

Il faut aussi voir l’homologie repérable entre les rails de chemin de fer et la pellicule, tous deux axes parallèles que des axes régulièrement traversent de façon perpendiculaire. Or le récit se donne parfois pour modèle dans le livre un personnage parcourant un chemin de fer, image qui renverrait aussi bien à la production et ses obsessions circulaires et répétitives qu’à la lecture de cette obsession : lire ce livre c’est être pris dans un réseau de circularités, de boucles imbriquées.

En ce sens, si le chemin de fer est homologique à la pellicule, il en irait de même du découpage et du montage. Dès lors, étant donné le tressage du motif du découpage vs montage conçu tantôt sous l’aspect des rails, tantôt sous l’aspect de la pellicule, le fait de voir un personnage cheminer sur des rails devrait inciter à concevoir la lecture sur le mode de la spectature. Ou est-ce une spectature qui se donnerait sur le mode d’une lecture ?

Si l’on se réfère aux trois opérations par le biais desquelles une argumentation visuelle procède selon Georges Roque, on constate dans cette image qu’il y a un phénomène de fusion (et confusion) entre récit gravé et récit filmé, interpénétration de l’écran et de la page ̶ par le jeu d’une métonymie croisée et renversée où la page se donne pour la cause et de même l’écran, les deux jouant alternativement la figure de l’origine du récit gravé ̶ , et enfin condensation dans la mesure où l’image fait passer d’une logique du découpage, c’est-à-dire une logique de case, à une logique du montage, c’est-à-dire à une logique du photogramme, modifiant ce faisant sa nature, son statut. Le dialogue entre le Docteur A et l’Infirmier O fonctionnerait donc bien comme la projection d’un débat intermédiatique entre récit gravé et récit filmé, celui-ci se diffractant en plusieurs séries qui passeraient notamment (mais pas exclusivement, un inventaire reste à faire) par les couples page vs écran, case vs photogramme, découpage vs montage, histoire de la fabrication du livre vs histoire de la fabrication du film, lecture vs spectature.

Autrement dit, sous l’effet de la projection du livre vécu comme s’il était un film, les paramètres constituants matériellement le livre accèderaient à une nature ambivalente. Si le monde filmique projeté sur la page est en réalité absent et inatteignable, il est là comme un fantôme est là, il n’en demeure pas moins que la projection modifie la nature de la page, pour s’en tenir à cet aspect, et lui confère le statut d’un écran qui devient le support de cette projection. De même que la logique du montage est projetée dans la logique du découpage, et par cela même modifie le statut des cases qui se voit dédoublé si bien que tantôt, il faut regarder la vignette comme une case et tantôt comme un photogramme.

1. Philippe Roy, «Geste cinématographique et cinéma documentaire», Revue Appareil [En ligne], Numéros, n° 6 – 2010, mis à jour le : 19/01/2011, URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php/docannexe/file/1042/index.php?id=1087. b

2. En réalité les rapports du sémiotique et du médiatique sont tout sauf évidents. Le passage que j’opère est un saut par-dessus cette difficulté que l’article de Sémir Badir “La sémiotique aux prises avec les médias” analyse très bien. Je ne saurais manquer de renvoyer ici le lecteur au site où il pourra lire intégralement l’article de Badir : http://semen.revues.org/4951#bodyftn12

3. Lire à ce propos le site de la revue électronique “Intermédialités” : http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/intermedialites/

4. Dans son livre L’appropriation d’un objet culturel , à la page 55, Fabien Dumais rappelle la définition qu’en donne Martin Lefebvre : « [la spectature est] un acte, à travers quoi un individu qui assiste à la présentation d’un film – le spectateur – met à jour des informations filmiques, les organise, les assimile et les intègre à l’ensemble des savoirs, des imaginaires, des systèmes de signes qui le définissent à la fois comme individu et comme membre d’un groupe social, culturel.» 

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